A l’origine du sentiment largement partagé d’inégalité de traitement face à l’Etat, le système fiscal (effet redistributif compris) apparaît comme le premier mis en cause ; de fait, il faut bien admettre qu’au fil du temps, il s’est construit et complexifié en prenant ses distances avec deux grands principes de valeur constitutionnelle.
Le premier de ces principes est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, texte qui fait partie du bloc de constitutionnalité ; l’article 13 de la Déclaration prévoit qu’«une contribution commune (…) doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés». Ce texte interdit clairement toute idée d’un modèle dégressif, qui verrait la pression fiscale diminuer au fur et à mesure que croissent les revenus et les richesses du contribuable. Comment se situe le système fiscal français au regard de cette règle fondamentale ?
En France, près de 60% des ressources fiscales de l’Etat sont constitués de taxes sur la consommation (notamment TVA et taxes sur les produits pétroliers). Ces taxes–auxquelles personne ne peut échapper– appartiennent à la catégorie des « impôts proportionnels » c’est-à-dire des prélèvements qui frappent d’un même pourcentage chaque dépense, que le consommateur soit riche ou pauvre. Or, il est clair que la ponction n’a pas le même poids pour le consommateur-contribuable dont le revenu mensuel est de 1000 euros et pour celui dont le revenu est 10, 20 ou 100 fois supérieur. A cet égard, il est révélateur que ce soit l’annonce d’une taxe sur le prix de l’essence qui ait servi de détonateur au lancement du mouvement des « Gilets jaunes ». Pendant ce temps, l’impôt sur le revenu, le principal impôt qui a vocation à progresser avec les revenus, ne représente que 25 % des ressources de l’Etat! (1) Cette situation doit interroger, d’autant qu’elle n’est pas le corollaire fatal d’une économie libérale (2).
Il est temps de s’interroger sur la structure générale du système fiscal
En fait, en matière d’impôt, les gouvernants préfèrent depuis toujours s’inspirer de la fameuse maxime de Colbert pour qui « L’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avant d’obtenir le moins possible de cris ». Car évidemment, l’impôt sur la consommation est intégré à la dépense et donc présumé indolore pour le contribuable…Contrairement à l’avis d’imposition en bonne et due forme que le citoyen reçoit dans sa boite à lettres (ou son « espace Particulier ») et qui exige plus de courage de la part des gouvernants. En résumé, il est temps de s’interroger sur la structure générale du système fiscal et en particulier sur la part respective de l’impôt sur la consommation (l’impôt proportionnel) et celle de l’impôt sur les revenus (l’impôt progressif) —sans oublier bien sûr la place à réserver aux prélèvements sur les successions et la fortune— afin de rendre la contribution aux dépenses publiques plus juste et plus équilibrée.
Certes, il importe de prendre en compte l’effet redistributif du système socio-fiscal, sous la forme d’aides et de prestations en direction des citoyens les plus modestes. Mais en gardant à l’esprit que cet effet redistributif, redresseur d’inégalités et d’injustices sociales, présente aussi des faiblesses: en premier lieu, dans un système idéalement conçu, il vaudrait mieux éviter de faire payer des taxes sur la consommation aux plus modestes, plutôt que de leur en reverser une part sous la forme de prestations et d’allocations, avec le risque de développer au fil du temps un état de dépendance, voire un réflexe de responsabilité atténuée face à leur difficultés personnelles. Sans parler du coût généré par les milliers d’agents affectés aux tâches complexes de calcul des prestations et de contrôle des bénéficiaires ; au point également de susciter la méfiance, parfois l’exaspération de ceux –les classes moyennes—qui, par leur travail, gagnent un peu plus que les minima sociaux et s’indignent de se voir toujours exclus des petites et grandes largesses de l’Etat providence… A cette lourdeur et ce sentiment d’iniquité, s’ajoute le constat que le système français se révèle finalement peu redistributif, en comparaison d’autres pays pourtant considérés comme plus libéraux, ainsi que l’a constaté le CREDOC dans une étude parue en 2013: en France, la redistribution apparaît particulièrement faible à l’égard des classes moyennes inférieures… celles précisément qui, d’un même mouvement, se sont levé en fin 2018 pour enfiler un gilet jaune. (3)
Approcher l’idéal de clarté et d’intelligibilité prôné par les Sages de la rue Montpensier
Le système fiscal français se trouve par ailleurs en délicatesse avec un second principe forgé par le Conseil constitutionnel. La Haute juridiction assigne à la Loi un objectif de clarté et d’intelligibilité. (4) Force est de reconnaître qu’il n’a manifestement guère inspiré un système dont la complexité n’a d’égal que le manque d’intelligibilité pour le contribuable, même averti. On dénombre plus de 250 impôts et taxes, sans compter les crédits d’impôts, exonérations et « niches » en tous genres (5); au final, on est bien en peine d’évaluer la contribution réelle aux dépenses communes des différentes catégories de citoyens en fonction de leur capacité contributive. Sans y intégrer encore une fois les multiples dispositifs de redistribution qui rendent le tout un peu plus illisible. Une telle organisation, même si elle reflète pour partie la complexité du monde, n’en demeure pas moins source d’incompréhension et appelle un effort de simplification pour approcher l’idéal de clarté et d’intelligibilité prôné par les Sages de la rue Montpensier.
A l’heure du Grand débat lancé par le Président de la république, les deux règles évoquées ci-dessus ont vocation à servir de ligne éditoriale, de vade-mecum pour la revue du système fiscal et redistributif, afin de le rendre plus juste—notamment par un nouvel équilibre entre impôt proportionnel et impôt progressif– et plus lisible. Et ainsi recouvrer la confiance et le consensus citoyen qui lui font défaut. (6)
(1) Voir notamment sur les données statistiques, les enjeux et controverses liées à ces questions fiscales:
– http://www.vie-publique.fr/animations/index_impots.html
– https://www.inegalites.fr/Les-impots-et-les-inegalites-comment-ca-marche
– https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/la-flat-tax-une-idee-saug- renue_1812235.htm
(2) Il est intéressant de noter que dans son ouvrage «La richesse des nations » (1776), l’un des textes fondateurs du libéralisme économique, Adam Smith, s’il marque sa préférence pour des impôts proportionnels, n’est pas fermé à l’idée d’un impôt progressif : « les sujets de tout État devraient contribuer au soutien du gouvernement, autant que possible en proportion de leurs capacités contributives, c’est-à-dire, en proportion du revenu dont ils jouissent respectivement sous sa protection». Il approuve même la surtaxation des habitations les plus luxueuses. « Le luxe et la vanité forment la principale dépense du riche, et un logement vaste et magnifique embellit et étale, de la manière la plus avantageuse, toutes les autres choses du luxe et de vanité qu’il possède. Aussi un impôt sur les loyers tomberait, en général, avec plus de poids sur les riches, et il n’y aurait peut-être rien de déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’Etat, non seulement à proportion de leur revenu mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion ».
(3) Le Crédoc, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, a publié une étude en novembre 2013 qui révèle que les classes moyennes sont les « grandes perdantes » du système fiscal et social français. Pour réaliser cette étude, le Crédoc a comparé les prélèvements obligatoires et les aides publiques de 16 pays européens afin d’établir la contribution nette des ménages (impôts – aides). Le Crédoc estime que les classes moyennes sont les plus touchées par le déficit de redistribution, et particulièrement les classes moyennes inférieures (niveau de vie du foyer compris entre 1200 et 1600 euros par mois). Voir : https://www.credoc.fr/publications/en-france-les-classes-moyennes-inferieures-beneficient-moins-de-la-redistribution-que-dans-dautres-pays
Voir également : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/23/grand-debat-national-les-niches-fiscales-sont-de-precieux-gisements-de-fonds-publics_5413079_3232.html
(4) Le Conseil constitutionnel a reconnu un « principe de clarté de la loi » qu’il fait découler de l’article 34 de la Constitutionnel; il le distingue de l’« objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi » qu’il fonde sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 (Décision 1998-401 DC du 10 juin 1998 et Décision 99-421 DC du 16 décembre 1999)
(5) Il n’existe pas de d’indications officielles sur le nombre d’impôts et taxes, mais il est couramment cité un nombre supérieur à 250. Voir : https://www.francetvinfo.fr/economie/impots/gillez-carrez-nous-avons-plus-de-1-000-taxes-differentes_877757.html
(6)Face aux difficultés et enjeux actuels, la théorie dite du « ruissellement » (qui consiste à volontairement laisser plus aux riches en pensant qu’ils feront fructifier leur avantage pour le bien de tous) mérite de passer au second plan; quant à la lutte contre l’évasion fiscale, il s’agit bien entendu d’une composante essentielle et indissociable d’un système fiscal à la recherche de plus de justice et de consensus.