Ce n’est pas parce que la loi Auroux de 1982 a créé une obligation de négocier que tout le droit du travail est désormais négociable!

Dans le monde du travail, l’idée de négocier apparait lorsque les intérêts des parties divergent. Le choix d’entrer en négociation appartient aux seuls partenaires, leur objectif étant d’éviter un conflit ouvert aux conséquences redoutées ou imprévisibles (rupture anticipée du contrat de travail, éventualité d’une grève ou recours aux tribunaux, etc.). Dans un tel schéma, quelle peut être la place d’un tiers dans une relation qui repose foncièrement sur la liberté des parties ? Cette place a priori introuvable, est pourtant celle prise par le Législateur en 1982, lorsqu’il a imposé dans les entreprises dotées d’une ou plusieurs sections syndicales, une obligation annuelle de négocier sur les salaires, la durée et l’organisation du temps de travail (1). On peut  voir dans cette intrusion du législateur dans les relations professionnelles une posture discutable et pour le moins directive vis-à-vis des partenaires sociaux, présumés peu enclins à choisir spontanément la négociation comme mode de régulation des rapports au sein de l’entreprise.

Foin de ces considérations, faut-il retenir que seul le résultat importe ? Il est vrai que, de cette époque, date un essor sans précédent du nombre d’accords d’entreprise, une dynamique qui ne s’est jamais démentie au cours des années qui ont suivi. Soit. Mais il ne faut pas non plus s’emballer et surestimer le résultat concret de ces négociations adossées à une obligation légale: car si l’ouverture de la négociation est imposée, l’issue de celle-ci, en particulier les éventuelles augmentations de salaires accordées, ne peut être au final que le reflet du rapport de force au sein de l’entreprise ou au moins, pour employer un langage plus consensuel (et moins connoté lutte des classes),  une réponse commandée par l’intérêt bien compris des partenaires.

Il reste que la loi Auroux du 13 novembre 1982 aurait pu, de façon pragmatique et plus modeste, se contenter d’obliger l’employeur à présenter de façon formalisée, chaque année, aux syndicats de l’entreprise, un ensemble d’informations utiles à l’ouverture de négociations. Mais on était au début des années 80 et on peut comprendre l’espérance que pouvait susciter la nouvelle classe politique au pouvoir. L’idée de s’affranchir des processus autoritaires et centralisés d’élaboration du droit du travail et de bousculer les modèles traditionnels de management pouvaient inspirer les acteurs de mai 68, désormais en âge d’exercer des responsabilités et d’agir.

La loi de 1982 n’annonce-t-elle pas le recul de la loi au profit d’un droit issu de la négociation collective ?

Il n’en reste pas moins que les promoteurs de cette politique de la négociation à marche forcée n’en ont pas forcément perçu toutes les implications futures; ce qui a été salué à l’époque comme une avancée majeure en faveur du dialogue social, peut aussi s’analyser a posteriori comme les prémices d’une profonde évolution dans l’élaboration du droit du travail… Et pas toujours dans l’intérêt des travailleurs. La loi de 1982 n’annonce-t-elle pas le recul de la loi au profit d’un droit issu de la négociation collective ? Désormais, les politiques suggèrent aux partenaires sociaux : « Vos questions sont complexes : n’êtes-vous pas les mieux placés pour concevoir les réponses adaptées aux questions qui vous concernent ?».Autrement dit, la volonté sans doute sincère de promouvoir le dialogue social n’excluait pas la tentation de se défausser des sujets, par définition sensibles, de droit du travail. Avec, en germes, une évolution de la politique sociale qui n’a fait que se confirmer au fil du temps. Une première illustration en a été donnée à l’époque des 35 heures, mesure phare de la fin des années 90 (2). En réponse aux très vives réactions patronales (3), le Gouvernement s’est vite empressé de redonner la main aux partenaires sociaux : c’est ainsi que le coût des 35 heures pour les entreprises a été au final largement compensé par des accords de modulation du temps de travail qui ont aussi souvent contribué à accroître la pénibilité du travail. Ces dernières années confirment la tendance au retrait des règles impératives en droit du travail, au bénéfice d’un élargissement du champ confié à la négociation, sous couvert de modernisation du dialogue social : avec la loi du 8 août 2016 (4), les heures supplémentaires restent majorées au taux de 25 %…sauf si l’employeur réussit à convaincre ses partenaires qu’une majoration inférieure (au minimum 10%) est finalement profitable à tous…En matière de représentation du personnel, on sait que le nouveau CSE (conseil social et économique) créé par l’ordonnance du 22 septembre 2017 a eu raison de l’ancien CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), au détriment de la prévention en matière de sécurité au travail…Sauf si les syndicats ont suffisamment de poids pour obtenir la mise en place, par voie d’accord, d’un système à peu près équivalent sous la forme d’une commission spécialisée du CSE dotée d’attributions et de règles de fonctionnement analogues à celle de l’ancien CHSCT (5). Désormais, qu’il s’agisse d’alléger les contraintes imposées à l’employeur ou de les relever lorsqu’elles ont été préalablement abaissées par le législateur (!), les partenaires sociaux sont de plus en plus fréquemment « obligés » de négocier.

Définir un socle de règles d’ordre public (où la négociation est interdite !)

Le problème que pose cette politique de transfert du pouvoir aux partenaires sociaux dans des domaines aussi essentiels que la durée ou la sécurité du travail, est connu : dans le monde réel, le risque brandi par l’employeur d’une perte de compétitivité face aux concurrents et les menaces sur l’emploi qui en découlent, vont nécessairement peser sur l’issue de la négociation. Plus généralement, dans un pays où moins d’un salarié sur 10 adhère à un syndicat, il est permis de s’interroger sur les mobiles qui poussent à afficher un attachement aussi marqué à la politique contractuelle… Tout le monde a intérêt à voir prospérer le dialogue social dans le champ qui lui revient ; mais tout le monde (ou presque) a également intérêt à ce que soit défini un socle de règles d’ordre public (où la négociation est interdite !) qui protège efficacement les travailleurs contre les risques d’une régression sociale sans limite. (6)

(1) Loi n°82-957 du 13 novembre1982 relative à la négociation collective et au règlement des conflits du travail (3ème loi Auroux ). 

(2) Loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail dite « loi Aubry I »

(3) « 35 heures, 35 leurres » (!) titrait la revue mensuelle de l’UIMM en janvier 1998

(4) LOI n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (dite « loi Travail » ou encore loi El Khomry)

(5) Voir : https://travail-emploi.gouv.fr/dialogue-social/le-comite-social-et-economique/article/cse-commissions-sante-securite-et-conditions-de-travail-cssct De nombreux avis convergent sur les effets négatifs de cette réforme sur la culture de prévention; voir par exemple : http://voila-le-travail.fr/le-comite-social-et-economique-et-la-suppression-du-chsct-vus-deurope/

 (6) La décision du Conseil constitutionnel n° 2019-794 du 20 décembre 2019 vient rappeler opportunément les limites à ne pas dépasser (considérant 23 et 24): « Il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles ou des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi. 24. Il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux du droit du travail, et qui comme tels relèvent du domaine de la loi, la détermination du champ d’application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail. » La décision des Sages censure ainsi les dispositions de la loi d’orientation des mobilités qui visaient à priver les travailleurs des plateformes de la possibilité d’obtenir la requalification de la relation de travail.


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