Au secours! La « charte sociale » revient: le Parlement va-t-il « valider » un statut de faux travailleur indépendant? (*)

Comme il fallait s’y attendre, le concept de « charte sociale », matrice d’un droit du travail (très) sommaire applicable aux travailleurs ubérisés, est revenu devant le Parlement. (1)

Il n’est pas inutile de rappeler l’environnement socio-économique qui sous-tend ce projet d’évolution législative : réduire le coût du travail, c’est diminuer le prix des biens ou services proposés, c’est donc libérer du pouvoir d’achat et favoriser les créations d’emplois. De quoi réunir un large consensus, sauf qu’on ne peut occulter le fait qu’il repose sur le dos du travailleur. On entend dire çà et là que le travailleur du XXIème siècle est épris de liberté…C’est oublier un peu vite que les coursiers qui arpentent à vélo ou scooter les rues de nos villes à toute heure du jour et de la nuit, sont loin de tous se réjouir du statut d’autoentrepreneur que leur impose la plateforme en ligne ; dans les faits, à défaut de rester inscrits à Pôle emploi, ils n’ont guère d’autres solutions que de renoncer au salariat ou d’attendre l’issue de l’action en requalification qu’ils auront intentée devant la juridiction prud’homale.

C’est ainsi que le nombre de travailleurs « indépendants » employés par les « plateformes de mise en relation par voie électronique » est en augmentation constante (2); mieux, le phénomène tend à s’élargir, au fil des mois et des années, à de nouveaux secteurs d’activité, à de nouveaux métiers: coursiers, chauffeurs, nounous, baby-sitters, autres métiers de services à la personne, formateurs,  mais aussi moniteurs d’auto-école et même pilotes d’avion…(3) avec, le plus souvent, des conditions d’emploi ressemblant, à s’y méprendre, à celles de salariés ordinaires.

Protéger la plateforme-employeur contre le risque de requalification des contrats commerciaux en contrats de travail

C’est dans ce contexte du « toujours plus de pouvoir d’achat » et du « toujours plus d’emplois » que s’inscrit le projet de loi d’orientation des mobilités ; son article 20 prévoit que la plateforme peut établir ( il n’y a pas d’obligation) une charte « déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». Concédons que ces dispositions permettront aux travailleurs « indépendants » du secteur des transports d’accéder à un minimum de protection sociale en complément des quelques règles élémentaires prévues par les articles L. 7341-1 à L. 7341-6 du code du travail.

Mais dans le même temps, comme il importe de protéger la plateforme-employeur contre le risque de requalification des contrats commerciaux en contrats de travail que cette charte et son contenu pourraient lui faire courir, le même article 20 ajoute : « L’établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme (…) ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs ». À ce sujet, il importe de ne pas passer à côté de la vraie question posée par ce texte qui introduit une garantie légale de non requalification pour l’ensemble des droits et obligations inscrits dans la charte sociale. Dans sa rédaction actuelle, le texte pourrait aboutir à une validation massive par la loi de faux travailleurs indépendants. Démonstration : si l’on se réfère aux huit items de la charte (4), leur libellé, très ouvert, permet à la plateforme d’y insérer des « ordres », des « directives », les moyens d’en « contrôler l’exécution » et la « sanction des manquements »,  tous éléments qui caractérisent le lien de subordination…(5) Il faut alors comprendre qu’en vertu des dispositions légales nouvelles, ces éléments perdraient leur nature juridique et le travailleur se verrait privé de la faculté de saisir le juge pour une action en requalification…

L’hypothèse d’une sollicitation abusive de la charte sociale par les plateformes ne peut être écartée

A ce stade, on peut émettre un doute sur la constitutionnalité du texte soumis au Parlement; d’ailleurs, l’étude d’impact qui accompagne le projet de loi évoque bien le risque d’inconstitutionnalité de toute prescription légale qui introduirait une présomption irréfragable de travail indépendant pour les travailleurs des plateformes (6). Certes, aucune mention expresse de ce type ne figure dans l’article 20; mais, à travers les larges items de la charte, le texte n’aboutit-il pas au même résultat ? L’hypothèse d’une sollicitation abusive de la charte sociale par les plateformes ne saurait être écartée ; l’idée est même à la portée de tout conseiller patronal qui fait son job…

En conclusion, le moment est venu de se poser les bonnes questions :

  • Est-il normal que le législateur se préoccupe du sort des travailleurs – réellement– indépendants subissant des conditions de travail difficiles? Oui !
  • Est-il normal que la loi facilite l’affranchissement d’un nombre toujours plus grand de travailleurs aux exigences protectrices du code du travail ? Non !

Aussi, pour le législateur– qui s’inquiète à juste titre du sort réservé aux travailleurs employés par le biais de plateformes en ligne — la bonne réponse pourrait consister:

– à garantir à tout travailleur lié à une plateforme le bénéfice de l’intégralité des dispositions du code du travail, dès lors qu’il est placé dans un état de subordination juridique (cela va mieux en le disant) ;

– à accorder aux travailleurs exerçant leur activité par le biais d’une plateforme le bénéfice d’une charte sociale, sous réserve d’une absence de lien de subordination juridique, vérifiée éventuellement par l’administration du Travail (la consultation de l’administration du travail sur la charte est d’ailleurs prévue par le texte en projet).

Le projet de loi dans sa rédaction actuelle est porteur du risque d’un essor sans  frein du nombre de travailleurs qualifiés d' »indépendants », subordonnés juridiquement à leur employeur, dotés d’une protection sociale au rabais et, par-dessus le marché, privés définitivement du droit de saisir le juge en vue d’une requalification. De telles dispositions pourraient fâcheusement inspirer de nouveaux secteurs de l’économie toujours à l’affût d’économie de personnel, en les incitant à créer des plateformes en ligne et…à réduire de plus en plus le nombre de travailleurs soumis au droit commun du travail. (7)

(*) Et bien non, le législateur ne validera pas la création de faux travailleurs indépendants ! Par une décision du 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a définitivement mis le holà à toute tentative d’empêcher les juges de requalifier la relation contractuelle entre les plateformes numériques et les travailleurs. (Voir: https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019794DC.htm ). Notons que ce risque d’inconstitutionnalité avait fait l’objet d’une mise en garde dans l’étude d’impact–document préparatoire à la disposition des parlementaires– qui accompagnait le projet de loi… En outre, un arrêt de la cour de cassation n°374 du 4 mars 2020 pourrait bien avoir des effets fortement dissuasifs sur de futures tentatives visant à encourager le statut d’autoentrepreneur pour des travailleurs dont les conditions d’emploi et de travail sont au final comparables à celles des salariés ; dans son arrêt du 4 mars 2020, la Cour de cassation qualifie de fictif  le statut de l’autoentrepreneur travaillant pour la plateforme numérique et conclut à l’existence d’un lien de subordination entre le travailleur et la société UBER. Cet arrêt, accompagné notamment d’une note explicative et d’un communiqué de presse, est par ailleurs traduit en anglais et en espagnol.

(1) C’est le projet de loi d’orientation des mobilités (plus précisément son article 20) déposé devant le Sénat le 26 novembre 2018 qui sert de nouveau vecteur à la réforme envisagée (https://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl18-157.html). Cette réforme avait précédemment été inscrite dans le projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » examinée par le Parlement en 2018 mais le texte avait alors été retoqué pour vice de forme (cavalier législatif) par le Conseil constitutionnel. Voir sur ce point, l’article du présent blog daté du 7 septembre 2018 intitulé : « Une « charte sociale » pour le travailleur indépendant ou la tentation du droit du travail low cost »

(Voir également les renvois sous l’article du présent blog daté du 7 septembre 2018)

(2) C’est effectivement parti chez Ryanair où la moitié des pilotes sont autoentrepreneurs

(3) On estime désormais à 280 000 le nombre de travailleurs employés à temps plein ou partiel par des plateformes en ligne en France. On peut se reporter également se reporte à l’étude d’impact qui accompagne le projet de loi. https://www.senat.fr/leg/etudes-impact/pjl18-157-ei/pjl18-157-ei.html

Remarque : Les plateformes appelées à établir des chartes sociales doivent répondre à la définition de l’article 242bis du CGI : « l’entreprise, quel que soit son lieu d’établissement, qui en qualité d’opérateur de plateforme met en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un bien ou d’un service ».

(4) Article 20 du projet de loi d’orientation des mobilités:

 L’article L. 7342-1 (du code du travail)  est complété par quatorze alinéas ainsi rédigés : 

« A ce titre, la plateforme peut établir une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation. Cette charte, qui rappelle les dispositions du présent chapitre, précise notamment :

« 1° Les conditions d’exercice de l’activité professionnelle des travailleurs avec lesquels la plateforme est en relation, en particulier les règles selon lesquelles ils sont mis en relation avec ses utilisateurs. Ces règles garantissent le caractère non-exclusif de la relation entre les travailleurs et la plateforme et la liberté pour les travailleurs d’avoir recours à la plateforme ;

« 2° Les modalités visant à permettre aux travailleurs d’obtenir un prix décent pour leur prestation de services ;

« 3° Les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels ;

« 4° Les mesures visant notamment :

« a) A améliorer les conditions de travail ;

« b) A prévenir les risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés en raison de leur activité ainsi que les dommages causés à des tiers ;

« 5° Les modalités de partage d’informations et de dialogue entre la plateforme et les travailleurs sur les conditions d’exercice de leur activité professionnelle ;

« 6° Les modalités selon lesquelles les travailleurs sont informés de tout changement relatif aux conditions d’exercice de leur activité professionnelle ;

« 7° La qualité de service attendue sur chaque plateforme et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur ainsi que les garanties dont ce dernier bénéficie dans ce cas ;

« 8° Les garanties de protection sociale complémentaire négociées par la plateforme et dont les travailleurs peuvent bénéficier, notamment pour la couverture du risque décès, des risques portant atteinte à l’intégrité physique de la personne ou liés à la maternité, des risques d’incapacité de travail ou d’invalidité, des risques d’inaptitude, ainsi que la constitution d’avantages sous forme de pensions de retraite, d’indemnités ou de primes de départ en retraite ou de fin de carrière.(…)

 L’établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs.

« L’autorité administrative se prononce sur toute demande d’appréciation de la conformité du contenu de la charte au présent titre, formulée par la plateforme dans des conditions fixées par décret. » 

(5) Le lien de subordination constitue le critère décisif qui permet de distinguer le travailleur indépendant du travailleur salarié : il se caractérise par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail. ( soc., 13 nov. 1996, no94-13.187, Bull. civ. V, no 386).

(6) https://www.senat.fr/leg/etudes-impact/pjl18-157-ei/pjl18-157-ei.html

Remarque : Les rédacteurs de l’étude d’impact  précisent bien que le juge pourra toujours requalifier « pour d’autres motifs que ceux cités dans la charte ». Certes. Mais ils n’évoquent pas le cas où la plateforme inscrit habilement quelques éléments susceptibles de caractériser le lien de subordination dans un ou plusieurs des items de la charte.

(7) Voir également sur ce sujet :  https://www.lemonde.fr/campus/article/2019/04/09/la-vague-de-l-uberisation-deferle-aussi-sur-le-marche-des-jobs-etudiants_5447637_4401467.html et https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/04/07/les-travailleurs-uberises-sont-les-proletaires-du-xxie-siecle_5446826_3224.html


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