Les chinois sont des gens formidables. En chinois, la notion de crise est formée de deux caractères complémentaires : un danger et une opportunité. En quelque sorte, avec le problème, les chinois nous servent la solution. En réponse à la crise sans précédent qu’ils ont exportée–un virus redoutable échappé d’un marché ou peut-être d’un laboratoire et qui se répand à grande vitesse à travers le monde–il y aurait donc une opportunité à saisir. Rapportée à nos droits sociaux passablement chahutés en ces temps troublés, l’idée vaut qu’on s’y arrête. De quelle opportunité va-t-on se saisir pour tenter de sortir des difficultés actuelles ? Mieux, comment profiter d’une crise inédite pour rebâtir un modèle social renouant avec le consensus perdu?
Ce ne serait évidemment pas la première fois que le fragile équilibre de notre système social est malmené. Que l’on se souvienne de la crise des Gilets jaunes! (1) La situation créée par la pandémie de Covid-19 met en évidence de façon encore plus visible, la fragilité de nombreuses situations sociales individuelles et collectives, en dépit des efforts consentis par l’État pour amortir le choc, sous forme d’aides et d’allocations diverses aux entreprises en difficulté et aux publics les plus vulnérables. Face à cette crise inédite, les idées fusent, les solutions toutes faites aussi. Le plus souvent autour des clivages et des schémas habituels. Avec le risque au final de faire le jeu d’un cynisme à l’affut pour qui « Il faut que tout change pour que rien ne change » ! (2)
Trouver une réponse aux déséquilibres aggravés de l’après Covid-19
Il est vrai que dans un contexte aussi incertain, la question se pose de savoir à quoi se raccrocher. Pourtant, la réponse est à notre portée…Pour peu que l’on se reconnaisse dans les principes inscrits dans l’ensemble des textes fondamentaux qui composent « le bloc de constitutionnalité » (3). Aucun de ces textes irrigués des valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité, n’apporte évidemment de solutions immédiates et opérationnelles, clé en main. Mais ils constituent une source d’inspiration pour trouver une réponse aux déséquilibres aggravés de l’après Covid-19. Quelques citations s’imposent. Commençons par l’article 13 de la Déclaration de 1789 : «Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés». Autre texte qui retient l’attention: le Préambule de la Constitution de 1946 qui proclame que «Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » ; que la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ; que tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence». Et le même Préambule proclame de façon prémonitoire « la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales ».
On pourrait objecter que ces Tables de la Loi avec leurs idées généreuses ne sont que des vœux pieux. C’est faux. Leur opposabilité aux politiques circonstancielles, opportunistes voire populistes, est plutôt bien garantie par un système juridictionnel – certes imparfait—mais qui peut être mobilisé à l’initiative des parlementaires ou même par les simples citoyens (4). Des exemples récents pris dans le champ social permettent d’y croire : le Conseil constitutionnel n’a-t-il pas censuré une disposition douteuse de la loi d’orientation des mobilités qui tendait à empêcher les travailleurs des plateformes de services de saisir le conseil de prud’hommes en vue de requalifier leur contrat ? (5) Le Conseil d’État n’a–t-il pas rappelé à l’ordre le Gouvernement qui avait suspendu l’examen des demandes d’asile pendant l’épidémie de Covid-19 ? (6) La Cour de cassation n’a telle pas mis le holà aux prétentions d’une entreprise de plateforme de services californienne bien connue de s’affranchir de toutes les règles de droit du travail ? (7)
Inscrire à l’agenda des acteurs politiques et des partenaires sociaux la révision du système socio-fiscal dans son ensemble
Alors, soyons concret. Le temps presse. Face à la redoutable pandémie, la tentation est forte de n’agir que dans l’urgence, de ne procéder une fois de plus qu’à de simples aménagements qui n’apporteraient au final que des résultats fragiles et de court terme ; et exposeraient même à de nouvelles incompréhensions, au risque de miner un peu plus les fondements de notre modèle social. L’idée consiste donc à s’inspirer de quelques dispositions de valeur constitutionnelle, après les avoir relues et leur avoir redonné sens dans le contexte juridique et sociétal actuel. Un premier exercice–certes ambitieux, mais l’ambition est indispensable–pourrait consister à inscrire à l’agenda des acteurs politiques et des partenaires sociaux la révision du système socio-fiscal dans son ensemble. Afin de rétablir le lien qui s’est distendu au fil du temps avec l’article 13 de la Déclaration de 1789 précédemment cité (« Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés »). Cette suggestion implique de s’interroger, pour chaque catégorie de personnes physiques et de personnes morales, en fonction de ses revenus et de sa richesse, sur sa contribution (sous forme d’impôts direct et indirect et autres prélèvements), mais aussi sur la redistribution dont elle bénéficie (sous formes d’allocations, exonérations, services de proximité, etc.) (8).
« il faut trouver la voie » !
Danger sanitaire, la pandémie de coronavirus est non moins périlleuse sur le plan social. A défaut de laisser le monopole à ceux qui n’imaginent d’autre solution que de renverser la table, il faudra que les acteurs politiques et sociaux se saisissent à temps de l’opportunité qu’offre, ou plutôt qu’impose cette crise sans précédent ; qu’ils cèdent enfin à cette incantation de la sagesse taoïste: « il faut trouver la voie » ! (9).
(1) Bien qu’exprimée de façon désordonnée et souvent peu explicite, il s’agissait foncièrement de la contestation de tout un système dont on a pu observer qu’il s’était progressivement éloigné des grands principes fondateurs de notre pacte social: voir à ce sujet l’article du présent blog « Deux principes constitutionnels pour restaurer le consensus autour de l’impôt » (https://janusconsulte.blog/2019/01/20/fiscalite) .
(2) Pour citer la célèbre réplique de Tancrède, jeune aristocrate sicilien pris dans les tourments de l’unification italienne (film Le Guépard de Visconti inspiré du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa)
(3) Le bloc de constitutionnalité comprend les articles de la Constitution de 1958, ainsi que des textes auxquels renvoie son Préambule, à savoir: la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 , le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et la Charte de l’environnement de 2004 .
(4) La loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 permet à 60 députés de soumettre la loi avant sa promulgation à l’examen du Conseil constitutionnel et la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 (https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000021446446) créé la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui permet à tout justiciable, à l’occasion d’un procès, de contester la constitutionnalité d’une disposition législative déjà entrée en vigueur
(5) Par une décision du 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition législative de la loi mobilité qui visait à empêcher les juges de requalifier en contrat de travail la relation entre les plateformes de services et leurs travailleurs. (Voir: https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019794DC.htm ) Voir également dans le présent blog : https://janusconsulte.blog/2019/04/08/projet-de-loi-mobilites-faut-il-vraiment-valider-un-statut-de-faux-travailleur-independant/
(6) https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/le-conseil-d-etat-ordonne-au-gouvernement-de-retablir-l-enregistrement-des-demandes-d-asile ; voir également: https://www.lefigaro.fr/actualite-france/le-conseil-d-etat-veilleur-d-armes-du-confinement-20200611
(7) https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/374_4_44522.html ; voir également dans le présent blog : https://janusconsulte.blog/2020/04/08/apres-larret-de-la-cour-de-cassation-du-4-mars-2020-faut-il-sauver-le-soldat-uber/
(8) L’article du présent blog « Deux principes constitutionnels pour restaurer le consensus autour de l’impôt » précédemment cité (https://janusconsulte.blog/2019/01/20/fiscalite) développe ce point. On notera que cet article cite une seconde règle érigée en principe fondamental par le Conseil constitutionnel et qui doit être prise en considération : le principe de clarté et d’intelligibilité de la loi. ( Force est de reconnaître qu’il n’a guère inspiré notamment un système fiscal, dont la complexité n’a d’égal que le manque d’intelligibilité pour le contribuable, même averti. On dénombre pas moins de 250 impôts et taxes, sans compter les crédits d’impôts, exonérations et « niches » en tous genres…)
(9) Cette injonction extraite de l’album des aventures de Tintin « le Lotus bleu », renvoie à la philosophie enseignée par Lao Tseu, considéré comme le fondateur du taoïsme et contemporain de Confucius.