Le lancement le 3 septembre 2020 du fameux plan gouvernemental baptisé « France Relance » à la suite de la crise sanitaire, a ouvert un débat aussi passionné qu’inattendu: les aides publiques accordées aux entreprises doivent-elles être assorties de contreparties ? Rien de choquant à l’idée qu’un effort significatif soit consenti par l’État en faveur des entreprises en des temps difficiles. Dans un tel contexte, le soutien à la compétitivité du secteur économique est apte à prévenir les pertes d’emplois ou à en stimuler la création; autant dire qu’il fait globalement consensus. La question n’est évidemment pas là. En revanche, se demander si des contreparties doivent être exigées des entreprises qui reçoivent des aides publiques est pour le moins surprenant: comment imaginer que l’effort consenti par la collectivité le soit de façon inconditionnelle? Comment pourrait-on se contenter d’inviter les destinataires de fonds publics ou de réductions d’impôts, à en faire le meilleur usage dans l’intérêt général? Une part significative des fonds alloués au plan de relance –35 milliards sur les 100 milliards d’euros –a pour objet de permettre aux entreprises de gagner en compétitivité et donc de renouer plus vite avec la création de richesses et d’emplois ; or, cet effort de l’Etat qui se traduit notamment par une baisse des impôts dits « de production », n’est assorti, du moins pour le moment, d’aucune contrepartie obligatoire.(1)
Un redoutable corollaire qui est l’absence de contrôle
En réalité, un tel débat ne devrait pas avoir droit de cité: deux raisons majeures commandent d’imposer des contreparties, dès lors qu’il s’agit de l’emploi de fonds publics. La première tient au fait que l’on ne peut jamais présumer que l’aide apportée à un agent économique privé servira – même en l’absence de toute fraude—l’objectif recherché par la collectivité publique. L’absence de contreparties a par ailleurs un redoutable corollaire qui est l’absence de contrôle… Tant il est vrai que l’on ne peut réellement contrôler que ce qui a été défini préalablement en termes de contreparties. Bien sûr, il ne s’agit pas de fixer de manière unilatérale des objectifs inatteignables ou ignorants des contraintes du monde économique. Les contreparties doivent à l’évidence avoir été discutées, négociées entre l’État et les représentants habilités de la branche professionnelle ou de l’entreprise. (2) On notera que la question s’est déjà posée à l’occasion du Crédit d’Impôt à la Compétitivité et à l’Emploi (CICE), accordé aux entreprises contre la promesse d’investissements et d’embauches… À la fin de l’été 2020, la question est revenue brutalement sur le tapis avec le projet de fermeture de l’usine Bridgestone de Béthune. Faut-il voir dans cet excès de bienveillance à l’égard des entreprises quelque naïveté, connivence ou simplement l’entre soi largement cultivé dans les allées du pouvoir ? Le résultat de cette posture, d’ailleurs plus laxiste que libérale, est connu : sans même citer les effets d’aubaine (que l’on veut croire marginaux), les résultats ont peu de chances d’être à la hauteur des promesses affichées. (4)
Le droit des citoyens d’exercer un contrôle sur le bon emploi des deniers publics
Il faut ensuite, c’est la seconde raison, que l’État se garde de tout traitement inégalitaire selon le statut des bénéficiaires des aides publiques : exiger des simples citoyens (vite soupçonnés de faire un mauvais usage des aides et allocations de toutes sortes) des contreparties rigoureuses et accorder dans le même temps une confiance quasi aveugle aux entreprises, est choquant. Au surplus, un tel traitement de faveur peut vite être perçu comme une forme d’évasion fiscale encouragée par la loi…Et servir d’argument commode à ceux qui entendent « excuser » les « petites » fraudes aux droits sociaux.
On veut bien être convaincu de la pleine implication des organisations patronales dans la mise en œuvre d’un plan de relance à la construction duquel elles ont été étroitement associées (5). Mais cela suffit-il ? Pour quels résultats ? Il était évidemment prévisible que les organisations patronales se montreraient peu imaginatives sur le terrain des contreparties…Ce terrain est pourtant le leur. Mais encore faut-il que la collectivité publique qui leur concède des avantages, exige en contrepartie des résultats formalisés en des termes clairs et si nécessaire chiffrés. Il s’agit d’une règle élémentaire et incontournable en matière d’administration des deniers publics ; elle ne doit pas s’incliner, même sous la menace réelle ou supposée d’une fuite des présumés créateurs de richesses vers des espaces étatiques moins tatillons. Car si la nature et l’ampleur des contreparties exigées sont négociables, le droit des citoyens d’exercer un contrôle sur le bon emploi des deniers publics, ne l’est pas. (6)
(1) Sous la pression des critiques politiques et syndicales, il semble que le gouvernement ait amorcé un rétropédalage: dès le 6 septembre, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, s’est dit « ouvert » à l’idée de contreparties, dans le cas des entreprises qui ont bénéficié du soutien direct de l’État, cette question pouvant l’objet de discussions lors du débat parlementaire.
(2) L’idéal consisterait à contractualiser les engagements en prévoyant, lorsque ceux-ci ne sont pas tenus (sauf cas de force majeure), un remboursement des aides accordées. En outre, la question se pose de savoir qui seront les interlocuteurs de l’Etat ; à ce sujet, la CFDT suggère avec justesse d’y associer les représentants du personnel, à travers le CSE.
(3) Voir l’interview édifiante accordée au sujet du CICE par le Président Hollande à la journaliste Elise Lucet dans le cadre de l’émission Cash Investigation (Extrait de « Qui profite de nos impôts » émission diffusée le 19 novembre 2019 sur France 2 : https://www.francetvinfo.fr/politique/video-cash-investigation-cice-un-cadeau-fiscal-a-100-milliards-deuros_3708207.html )
(4) L’évaluation du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi) a été confiée à France stratégie qui a publié un rapport le 17 septembre 2020. Les résultats du CICE y apparaissent décevants : 160 000 emplois créés sur 5 ans pour un engagement des finances publiques à hauteur de 18 milliards d’euros par an. (https://www.strategie.gouv.fr/publications/evaluation-credit-dimpot-competitivite-lemploi-synthese-travaux-dapprofondissement). Il importe de rappeler les promesses faites en échange du CICE: « L’ambition que nous vous proposons est de créer un million d’emplois en cinq ans », écrivait, fin 2013, Pierre Gattaz, alors président du Medef, aux chefs d’entreprise. Le dossier Bridgestone apparait également emblématique sur ce point : on ne peut que s’interroger devant le bruyant courroux des responsables publics en réponse au non-respect d’engagements…qui n’ont jamais été juridiquement formalisés.
(5) Dès le 3 septembre, Geoffroy Roux de Baizieux déclarait sur BFM : « Ce plan, c’est globalement ce qu’on avait demandé ».
(6) Toute aide financière publique accordée sans condition interroge au regard des dispositions de l’article 14 de la Déclaration de 1789 (texte inclus dans bloc de constitutionnalité) : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
L’oubli de contreparties, laxisme ou négligence?
Ou tout simplement, impuissance de l’état à appliquer des règles de manière équitable lorsque l’interlocuteur est puissant?
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