Le moins que l’on puisse dire est que l’environnement actuel est hostile au code du travail. Les critiques habituelles –la complexité, mais plus encore les coûts induits par les droits accordés au salarié et les obligations qui pèsent sur l’employeur –trouvent un écho particulier, comme une urgence, avec la crise sanitaire et le choc économique qu’elle traine dans son sillage.
Et comme par malheur dans ce contexte peu porteur, il se trouve qu’une épée de Damoclès s’est installée au-dessus de l’ouvrage de référence du monde du travail. C’est désormais l’applicabilité même du droit du travail qui est contestée par les ténors de la gig economy (économie à la tache): les entreprises de cette mouvance, UBER en est la plus représentative, font du travailleur indépendant la pierre angulaire d’un modèle économique qui dispense le chef d’entreprise de toutes les contraintes du droit du travail. L’ubérisation, pour l’instant cantonnée aux travailleurs en relation avec des plateformes électroniques, pourrait bien constituer un modèle pour les chantres d’un modèle global de simplification des normes et d’allègement des couts du travail. Regardons-y d’un peu plus près : la simplification d’un seul chapitre du code du travail est une opération longue, complexe ; elle sollicite l’expertise des services ministériels, implique des consultations avec partenaires sociaux et peut se révéler à tout moment source de conflit social. Pour toute politique de simplification ambitieuse, l’investissement devient vite énorme au regard du nombre de matières régies par le code du travail.
Des micro-entrepreneurs pour remplacer des caissières absentes
L’ubérisation présente cet avantage insigne de fournir une réponse bien plus rapide et radicale : elle préserve l’intégrité du code du travail (ce qui peut être habile au plan de l’acceptabilité politique et sociale)…tout en réduisant le nombre de travailleurs susceptibles d’en bénéficier ! Le tour est joué. Dans un contexte sanitaire et économique où le risque chômage tend à s’accroitre de façon inexorable, où les coûts du travail sont inévitablement mis en avant pour expliquer la frilosité des employeurs en matière d’embauche, il est évidemment politiquement tentant, plutôt que de chercher à simplifier le code du travail selon les schémas classiques, d’en exfiltrer des catégories de travailleurs.
Concrètement, il y a deux manières – en empruntant la voie législative–de tendre vers une réduction du nombre de personnes assujetties au droit du travail: la première méthode consiste à identifier des catégories de travailleurs présentant des caractéristiques d’autonomie dans l’exécution de leur taches (par analogie avec ceux des plateformes collaboratives), puis à leur imposer un statut de travailleur indépendant assorti le cas échéant de quelques menus avantages sociaux (1); la seconde consiste à donner au salariat une définition plus restrictive que celle qui prévaut sur le fondement de la jurisprudence actuelle .(2)
Un nombre de travailleurs pauvres et précaires toujours plus grand
Mais peu importe au final la méthode retenue ; avec un code du travail qui s’applique à un nombre de salariés toujours moins nombreux, il sera difficile d’échapper à l’avènement d’un nombre de travailleurs pauvres et précaires toujours plus grand.
A ceux qui n’accordent qu’une attention lointaine à de telles dystopies ou seraient tentés d’en minimiser les effets déstructurants sur le tissu social, qu’ils n’oublient pas que lors du premier confinement au 1er semestre 2020, certaines grandes surfaces n’ont pas hésité à recourir à des micro-entrepreneurs pour remplacer les caissières absentes… Sans susciter de trop vives réactions syndicales (3). Qu’ils n’omettent pas de suivre l’actualité sociale outre-Atlantique: adoptée le 3 novembre 2020 par les électeurs Californiens par référendum, la « proposition 22 » consolide le statut de travailleurs indépendants des chauffeurs de VTC (4); les syndicats ont d’ores et déjà exprimé leur crainte que la proposition 22 n’inspire d’autres secteurs d’activité. Et bien au-delà des frontières californiennes. (5).
(1) Voir article L 7342-9 du code du travail (applicable aux plateformes électroniques de mise en relation avec des travailleurs indépendants et dont l’activité consiste en la « conduite d’une voiture de transport avec chauffeur » ou bien dans la « livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non »). Cet article prévoit la possibilité pour les plateformes de créer une charte « définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». On notera qu’il est toujours possible pour les travailleurs « indépendants » en lien avec les plateformes électroniques de solliciter la requalification de leur contrat…(à moins qu’une réforme législative à venir n’ouvre la porte à une troisième catégorie de travailleurs , suggestion émise dans le commentaire de la Cour de cassation qui accompagne l’arrêt UBER du 4 mars 2020.)
(2) Le salarié se définit par référence à l’arrêt Société générale de 1996 ((Arrêt Société générale du 13 nov. 1996, no 94-13.187, Bull. civ. V, no 386) ; ce point a déjà été évoqué dans le présent blog : https://janusconsulte.blog/2020/04/08/apres-larret-de-la-cour-de-cassation-du-4-mars-2020-faut-il-sauver-le-soldat-uber/
(3) Voir article du 8 avril 2020 du journal Marianne: https://www.marianne.net/economie/coronavirus-comment-la-grande-distribution-recrute-des-auto-entrepreneurs
(4) Il faut cependant savoir que la bataille fait rage autour de cette « proposition 22 » adoptée par référendum le 3 novembre 2020 par les électeurs californiens; la proposition 22 s’oppose à l’application de la loi AB5 entrée en vigueur le 1er janvier 2020, qui imposait aux plateformes électroniques l’emploi de chauffeurs de VTC sous statut de salarié ; la proposition 22 lui substitue un statut de travailleur indépendant assorti de quelques avantages sociaux. A noter que le 20 aout 2021 juge Frank Roesch de la Cour supérieure de Californie a rejeté cette proposition 22 comme enfreignant la constitution de l’État ; Uber a annoncé sa décision de faire appel.
(5) Voir par exemple l’article de CNN: https://www.cnn.com/2020/11/04/tech/california-proposition-22/index.html
https://www.laffranchi.fr/Noz-quand-les-salaries-perdent-leurs-protections_a4363.html
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