De façon inattendue, le rapport Frouin pourrait annoncer le déclin de l’ubérisation (*)

Le rapport Frouin sur les plateformes numériques remis au Premier ministre le 2 décembre 2020 (1) rappelle, de façon implicite mais claire, deux choses essentielles : la première, c’est que le meilleur statut pour un travailleur, c’est celui de salarié ; certes, on s’en doutait un peu. Mais plus encore, le rapport reconnait que les travailleurs des plateformes (du type UBER) sont généralement liés à celle-ci par un lien de subordination et qu’ils méritent le statut de salarié.

Pourquoi alors aller chercher ailleurs? Pour répondre à la commande du Gouvernement qui, pressé par l’arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, a confié à la commission d’experts présidée par Jean Yves Frouin, le soin de rechercher toute solution de nature à répondre à la question du statut des travailleurs des plateformes numériques, à l’exception du salariat (2). Les différentes hypothèses en concurrence ont donc été examinées: d’abord, le statut de travailleur indépendant. Statut associé à l’idée de souplesse et de flexibilité, son défaut premier et pour tout dire insurmontable est l’insécurité juridique, le travailleur (ou encore l’URSSAF…) pouvant à tout moment invoquer des indices de subordination pour solliciter la requalification de la relation contractuelle qui le lie à la plateforme (3). Ensuite, les experts se sont penchés sur l’idée d’un tiers-statut, intermédiaire entre le salariat et le travailleur indépendant, censé mettre la plateforme à l’abri des risques de requalification. Mais, le rapport Frouin l’assure, une telle mesure serait une source de litiges peut-être même accrus, car deux  frontières floues (avec le statut de travailleur indépendant d’une part, avec celui de salarié d’autre part) se substitueraient à une seule frontière actuellement… On n’a vraiment pas besoin de plus d’insécurité. Exit donc l’idée de troisième voie.

Le statut de salarié est bien le meilleur!

La commission Frouin  en arrive à cette conclusion, en dépit des objectifs assignés par la Lettre de mission du Premier ministre, que le statut de salarié est bien le meilleur! Dès lors, comment se plier à l’exercice imposé par le Gouvernement ? Tout simplement (si l’on peut dire), en concevant un dispositif qui, schématiquement, permet au travailleur de bénéficier du statut de salarié, tout en exonérant la plateforme des responsabilités et contraintes qui pèsent normalement sur les employeurs. La solution prônée par le rapport Frouin prend appui sur les structures de portage salarial ou les coopératives d’activité et d’emploi (CAE). Elle apparait cependant peu satisfaisante pour au moins deux raisons: il y a d’abord la complexité et la lourdeur du système envisagé (« l’usine à gaz » n’est pas loin) ;  en second lieu, on se retrouve inévitablement confronté au problème du coût de la prestation facturée au client ; car, que le travailleur soit salarié de la plateforme ou qu’il soit salarié d’une structure tierce (avec en plus ses propres coûts de fonctionnement) le résultat est le même : le prix de la prestation (concrètement, le prix de la course pour se faire livrer la pizza), va sérieusement augmenter. Et si le prix augmente, il y aura moins de clients, moins d’activité et moins de marges, ce que veulent éviter à tout prix les plateformes…et leurs discrets et puissants soutiens qui n’ont d’autre priorité que la quantité d’emplois créés, même les plus précaires et les plus pénibles.

Un modèle économique ne pouvant prospérer qu’en marge de la légalité

En résumé, pour peu que l’on pose les données de façon objective, le dispositif préconisé par la commission Frouin est normalement dépourvu d’atouts pour convaincre. Ses membres éminents  ne pouvaient l’ignorer, la solution laborieuse qu’ils préconisent conduit très vite à s’interroger : le plus sage et surtout le plus efficient, ne consiste-t-il pas à introduire par voie législative une présomption simple de salariat au profit des travailleurs de plateformes? Certes, au prix de la perte d’une part des emplois (précaires) générés par les plateformes… Car, un salarié coûtera toujours plus cher qu’un auto-entrepreneur. Mais au moins, on aura gagné sur le plan de la sécurité juridique et amélioré la protection des travailleurs.(4)

De façon inattendue, la commission Frouin démontre en creux la vanité de l’exercice qui consiste à tenter d’échapper à tout prix (et pour des raisons pas toujours bonnes) aux catégories juridiques classiques. Ainsi pourrait se refermer un faux débat, ouvert sous la pression de start up cherchant à imposer un modèle économique ne pouvant prospérer qu’en marge de la légalité. Quelle que soit la suite qui lui sera donnée par le Gouvernement et le Parlement, le rapport Frouin laisse entrevoir, sinon la fin, du moins le déclin de l’ubérisation; et peut-être même au-delà de l’Hexagone, car « la distinction fondamentale travailleur indépendant-travailleur salarié se pose dans la plupart des économies occidentales ».(5)

 (*) En tout cas, les choses semblent s’orienter dans ce sens; dans sa décision du 19 février 2021, la Cour suprême britannique considère que les chauffeurs UBER ne sont pas des travailleurs indépendants: https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/19/la-cour-supreme-britannique-considere-que-les-chauffeurs-uber-sont-des-employes_6070534_3210.html ; quant à l’Espagne, elle annonce le 10 mars 2021 avoir décidé de créer une “présomption d’emploi salarié” pour la livraison à domicile de repas pour des plateformes comme Deliveroo ou UberEats. Enfin, l’administration Biden (!) a mis son poids dans la balance en se déclarant favorable favorable au statut de salarié: https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/ladministration-biden-en-faveur-du-statut-de-salarie-pour-les-chauffeurs-uber-et-lyft-1311264 ; des chauffeurs Uber ont été requalifiés en salariés par le tribunal d’Amsterdam dans une décision rendue lundi 13 septembre 2021: « La relation juridique entre Uber et les chauffeurs répond à toutes les caractéristiques d’un contrat de travail », a affirmé le tribunal ( Uber fait appel de cette décision).

(1) Jean-Yves FROUIN, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation s’est vu confier par deux Lettres du Premier ministre, en janvier puis en juin 2020, la mission de formuler des propositions en matière de statut, de dialogue social et de droits sociaux des travailleurs liés aux plateformes numériques. L’objectif fixé consistait à rechercher des pistes pour sécuriser les relations juridiques et améliorer la situation des travailleurs, sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant. Le rapport Frouin a été remis le 2 décembre 2020 au Premier ministre. https://www.gouvernement.fr/partage/11922-remise-du-rapport-reguler-les-plateformes-numeriques-de-travail .  

(2) Le statut de salarié est recalé d’office par le Gouvernement. Pourquoi ? La raison ne figure pas dans la Lettre de mission adressée à Jean Yves Frouin. On rappellera cependant que le modèle économique porté par les plateformes – et les créations d’emplois dont elles se targuent–n’est viable que sur la base d’une prestation de travail au plus bas coût, ce qui exclut de facto le statut de salarié. Sur ce point, on pourra  se reporter à de précédents articles du présent blog, notamment : https://janusconsulte.blog/2020/04/08/apres-larret-de-la-cour-de-cassation-du-4-mars-2020-faut-il-sauver-le-soldat-uber/      

(3) On rappellera à ce sujet que le dispositif des chartes sociales récemment introduit dans le code du travail  (article L. 7342-9)  ne règle rien au plan de la sécurité juridique (ce dispositif a pour objet de suggérer aux plateformes –il n’y a aucune obligation–d’accorder quelques droits sociaux à leurs travailleurs indépendants… avec l’espoir à peine dissimulé de dissuader ces derniers d’intenter les actions en requalification devant les tribunaux).

(4) On peut ajouter que l’argument de la liberté et de la flexibilité est considéré un peu vite comme l’apanage du statut indépendant : sur ce point, on rappellera utilement que les exploitants forestiers bénéficient d’une présomption légale de salariat  (art L722-23 du code rural et de la pêche maritime) ; les journalistes aussi, toujours chatouilleux sur leur autonomie, bénéficient d’une telle présomption légale (article L 7112-1 du code du travail).

(5) Voir §1.1.2 du rapport Frouin : »Cette question de l’identification du statut des travailleurs des plateformes au regard de la distinction fondamentale travailleur indépendant-travailleur salarié se pose dans la plupart des économies occidentales, y compris dans les États qui ont créé un tiers statut pour les travailleurs indépendants dits économiquement dépendants »


2 réflexions sur “De façon inattendue, le rapport Frouin pourrait annoncer le déclin de l’ubérisation (*)

  1. Ce rapport essaie de ménager la chèvre et le chou, en voulant sécuriser la relation contractuelle (plateformes – travailleurs) et en évitant les contentieux aux prud’hommes sans nuire à l’activité économique…on ne peut donc qu’aboutir à une solution médiocre inadaptée. Je doute fort que ça réduise l’ubérisation… Si quelques SCOP locales ont été créées pour concurrencer Uber, ce dernier est toujours là… Mon point de vue en intégralité ici : https://travailetqualitedevie.wordpress.com/2020/12/16/rapport-frouin-quel-avenir-pour-travailleurs-plateformes/

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  2. Je comprends votre scepticisme mais pour en revenir au rapport Frouin, il peut s’interpréter comme mettant en doute l’avenir de l’ubérisation en pointant subtilement sa faiblesse et même son impasse sur le plan juridique (en quelque sorte, il vient apporte un appui à la fameuse loi AB5 de Californie). La seule force, le seul argument des entreprises qui pratiquent l’ubérisation est de pouvoir se vanter d’apporter quelques emplois précaires (et pénibles) de plus, ce qui leur ouvre une écoute bienveillante de politiques rivés sur les statistiques du chômage (et éventuellement l’accompagnement, voire l’enthousiasme des chantres d’un libéralisme débridé ou mal compris).

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